L’obscurité de Philippe Jaccottet : chapitre 1

Dans l’article précédent  j’ai mentionné quelques textes qui présentent des analogies avec « L’obscurité », mais aucun n’est à mon sens comparable en puissance destructrice: la nouvelle de Jaccottet nous place face au Mur, ou plutôt au gouffre, à l’Abîme du Temps, qui dans certaines Upanishads est considéré comme une divinité destructrice, Kâla.

Et le maître déclare explicitement : « seul le temps m’a vaincu ».

Dans « Le bleu du ciel » Bataille se présente (en le personnage de Troppman, qui parle à la première personne) comme « un idiot qui s’alcoolise et qui pleure » parce qu’une femme qui n’est pas son épouse l’a quitté; dans Bartleby nous avons affaire à un « pauvre personnage », ancien employé du service postal  des « lettres au rebut » , qui se laisse mourir de faim à l’hospice. Dans « Coeur des ténèbres » un européen, Kurtz, vit au milieu de la forêt en compagnie de tribus africaines qu’il se met peu à peu à soumettre à une dictature féroce et sanglante et perd toute humanité.

mais dans « L’obscurité » nous est présenté un homme, mi-philosophe mi-poète, qui s’achemine vers la Sagesse par une voie toute nouvelle, qui est marié à une femme qu’il aime et a d’elle un enfant, qui vit dans un cadre idyllique et a eu toute la gloire qu’il méritait mais y a renoncé de lui même parce que cela le freinait dans son ascension vers la Sagesse, un homme donc qui devait, aux yeux du « disciple », poursuivre une montée perpétuelle et ne jamais retomber, mais qui justement connait une chute d’une incroyable brutalité dans le désespoir.

Si celui là chute, alors c’est la vie spirituelle, et donc le sens même de l’évolution humaine, qui est niée dans son essence même.

Seul « L’arrêt de mort » de Blanchot, où un écrivain est mis par la mort elle même (d’une femme) en position de renoncer à son statut d’homme du monde pour faire son oeuvre, me semble être dans la posibilité de « dépasser » le défi de Jaccottet, mais je le laisse de côté provisoirement…

Cela dit, la réalité elle même nous empêche de sombrer dans le désespoir que pourrait provoquer le livre de Jaccottet chez des lecteurs pressés (trop pressés pour prendre conscience de la formidable victoire du disciple sur le nihilisme dans les pages finales, les plus belles de l’œuvre).

Nous avons l’exemple de Léon Brunschvicg en juin 1940, forcé de fuir son appartement par l’invasion nazie, et de vivre en exil et dans la clandestinité jusqu’à sa mort en janvier 1944.

Pas une seconde il n’a succombé au désespoir !

Voir:

Destin d’un philosophe sous l’occupation

Dans le chapitre 1 de « L’obscurité » le disciple, une fois revenu au pays, s’enquiert du maître, avec l’espoir secret de lui montrer que son élève l’a dépassé, mais tous ses courriers reviennent avec la mention « Inconnu ».

Il s’adresse alors à un vieux poète dont le maître admirait l’œuvre:

« Il laissa échapper un soupir qui me fit craindre de ne plus jamais revoir mon maître..il me dit ensuite, se rappelant qui j’étais, que mon maître avait abandonné sa femme et son enfant depuis plus d’une année; que c’était elle même, dans le pire désarroi, qui était venue le lui confier. Elle savait où il se cachait, presque totalement démuni d’argent, dans un misérable immeuble locatif de la grande ville où sa gloire avait brillé quelques temps; jamais il n’avait voulu la revoir, ni elle ni son fils, bien qu’il leur eût cédé presque tout ce qu’il possédait…elle lui avait affirmé que son mari avait été attaqué par le désespoir comme par une maladie, avec une incroyable soudaineté, mais sans jamais consentir à en parler avec elle, et qu’il n’avait pas tardé à disparaître comme ces chiens qui ne veulent pas être vus mourants »

Le disciple écrit alors à son maître, puisque le vieux poète lui a transmis son adresse, en lui disant qu’il est de retour et qu’il a hâte de le revoir.

« ‘Il me répondit le lendemain qu’il m’attendait chez lui à la fin du jour

L’obscurité de Philippe Jaccottet : entrée en matière du chapitre 1

Quatre pages, rien que quatre pages d’une densité mais aussi d’une simplicité, d’une nudité presqu’incroyables pour « lancer » ce récit: chapitre un comme la Genèse dit « Jour un » (« Yom Ehad ») et Ehad veut dire « un », non pas premier.

Depuis toujours j’ai vécu beaucoup plus avec les livres que parmi mes contemporains, déjà lorsque j’avais neuf ans ou un peu plus je lisais « Le roman de Renart », Alexandre Dumas ou Robinson Crusoé pendant que je mangeais (pas au repas du soir car mon père ne l’aurait pas toléré).

Plus tard il y eut les mathématiques, puis cette fameuse soirée « initiatique » où je « compris » les formules de transformation de Lorentz et leur dérivation à partir de l’expérience de Michelson et Morley, mais en même temps je poursuivais mon exploration du monde spirituel littéraire et la physique ne m’empêcha pas de lire avec passion la « Machine à explorer le temps » de H G Wells

Puis il y eut les grandes œuvres de la littérature et de la philosophie, stature à laquelle ne peut prétendre le court récit de Jaccottet que je lus il me semble vers la fin du siècle dernier ou au début des années 2000 ?

En tout cas jamais aucune ouvre poétique, romanesque ou philosophique n’eut sur moi, et immédiatement, dès les premières lignes, un effet aussi violent et je dirais presque cataclysmique.

Ces premières lignes les voici:

« Plusieurs années s’étaient écoulées depuis la dernière fois où j’avais vu celui que j’appelais mon maître (parce que j’avais appris auprès de lui l’essentiel de ce qui me guidait) quand je regagnai notre pays.

C’était lui-même qui m’avait imposé cette séparation : craignant, probablement à juste titre, que je me confonde avec lui, que je perde, à le suivre de trop près, toute existence personnelle.

Comme j’avais quitté le continent et qu’il ne se mêlait plus guère à la vie publique, sa retraite à la campagne lui ayant permis, en quelque sorte, d’éteindre l’éclat de sa gloire, je ne sus plus rien de lui, ni même s’il était encore vivant »

Une concision, une simplicité absolues, mais une fois que l’on a lu ces quelques lignes on est « hameçonné »: pour ma part j’ai lu d’un trait, toute une nuit, d’ailleurs rien ne convient mieux que la nuit à la rencontre avec « L’obscurité ».

Tellement de choses sont dites en ces quelques lignes!

Le maître n’est pas un Maître, un gourou, dont le dernier exemplaire « philosophique » assignable est en notre pays Lacan, justement à partir des années 60 : c’est le « disciple », celui qui parle à la première personne, qui l’appelle ainsi.

Mais le maître (nous continuerons à l’appeler ainsi puisqu’il n’a pas de nom dans le récit) est assez Maître pour avoir décelé le danger et il impose une séparation lorsque le disciple a suffisamment appris auprès de lui , en partageant sa vie, et non pas, bien qu’il parle de « leçons » sous forme d’un enseignement codifié et magistral.

Le disciple quitte « le continent », c’est à dire l’Europe : ce n’est pas précise explicitement, mais on le comprend à plusieurs indices, et de toutes façons ce ne peut être que l’Europe, continent gagné par cette maladie de l’âme qui frappe le maître.

Ce serait une lourde erreur de lire ce récit de façon réaliste, retraçant la biographie de Jaccottet, mais pour ma part je considère que la « ville » où le maître et le disciple se rencontrent rappelle fortement Paris, où Jaccottet a vécu à partir de 1946.

Le « disciple » est plus jeune que le maître d’une dizaine d’années, ils se rencontrent « dans l’immédiat après guerre », mettons 1946 puis se séparent « plusieurs années » jusqu’au début des années 60, date de l’écriture du récit, et époque où le maître quitte femme et enfant pour aller mourir dans un taudis.

A l’époque où ils se rencontrent, vers 1946, le maître est dans la force de l’âge, déjà auréolé de gloire, il a entre 35 et 40 ans, le « disciple » est à l’âge des « tentations », il a entre 25 et 30 ans.

Mais encore une fois doit on fixer un tel cadre ? En tout cas ce n’est ni un récit réaliste, ni une récit abstrait.

Comme œuvres analogues par la taille et le thème je vois:

« Le bleu du ciel » de Bataille dont j’ai déjà parle ici, Bartleby de Melville, « Cœur des ténèbres » de Conrad, et « L’arrêt de mort » de Blanchot.

Mais aucun n’est comparable en force destructrice à la nouvelle de Jaccottet.